Avec Robin JOASSIN, 18 ans, découvrez pourquoi l’orthographe et l’évolution du français concernent les jeunes, leur avenir et celui de la société tout entière.
Sortie en 1990, la dernière réforme de l’orthographe a déjà plus d’un quart de siècle d’existence. Théoriquement, la génération de Robin Joassin, née 10 ans plus tard, a toujours eu le choix entre l’orthographe rectifiée et l’ancienne.
En revanche, dans les écoles françaises, ce n’est plus le cas depuis 2016 : cette année-là, en France, les manuels scolaires ont enfin été ajustés à l’orthographe rectifiée. L’annonce de cette mesure raviva les cendres encore chaudes du débat sur la nouvelle orthographe, qui se propagea en Belgique.
Or en 2016, Robin Joassin accomplissait sa 5e secondaire au Collège Saint-Louis de Waremme, où il étudiait le grec.
Illustration: auteur non connu.
Robin JOASSIN: On étudiait le mythe de Prométhée, qui a dérobé le secret du feu aux dieux pour l’apporter aux hommes. Notre professeur nous a invités à élargir le débat, en présentant devant la classe une invention controversée d'aujourd’hui. Nous devions en faire la critique, présenter ses avantages et ses inconvénients, et, au final, donner notre avis sur elle.
Nous avions parlé en classe de la réforme de l’orthographe, et j’étais le seul à m’y montrer favorable. En outre, les arguments avancés par les élèves, tout comme ceux de ma professeure, me semblaient non fondés.
Passionné par la langue française, Robin s’était déjà renseigné sur la question.
R.J.: Certains camarades s’offusquaient par exemple qu’on fasse disparaitre « tous les accents circonflexes ». Or je savais que la réforme ne visait que les i et les u.
Le public se montrait fermé sur la question. Il était nécessaire d’ouvrir les esprits, en clarifiant les choses. Je tenais mon sujet : une innovation décriée, sur laquelle j’allais amener un éclairage objectif. Ensuite, chacun allait pouvoir forger sa propre opinion.
L’analyse de la dernière réforme orthographique que Robin rédige alors est précise et minutieuse. Chaque nouvelle règle est clairement expliquée, y compris dans ce qu’elle simplifie… ou pas. Un tableau met en balance le pour et le contre. Son travail présente les formes historiques de plusieurs termes, la langue est riche et fluide. À l’évidence, le jeune homme aime la langue française et il sait la mettre en valeur.
Anne VANDENDORPE: « Quel avantage cette maitrise de la langue française te confère-t-elle, au quotidien ? »
R.J.:_ Mon rapport à la langue est pragmatique. Pour moi, avant toute chose, la langue est un outil. Sa fonction première est de servir la communication, de se faire comprendre.
Cependant, la langue est une donnée sociale… Malheureusement ! On valorise les personnes qui ont du vocabulaire ou qui savent orthographier les mots correctement. Ce ne devrait pas être le cas, mais on ne peut rien y changer. On a donc tout intérêt à continuer de rester vigilants. Par contre, il faut déculpabiliser la population par rapport aux fautes d’orthographe. D’ailleurs, tout le monde en fait ! L’orthographe ne devrait pas établir une hiérarchie entre les gens ni être punitive. La langue est notre outil, c’est à nous de la dominer, et pas le contraire.
Je repense aux SOS Langage qui m’arrivent par téléphone, et où les gens commencent presque toujours par s’excuser d’avoir « juste une petite question d’orthographe », comme si c’était une tare.
A.V.: _ Robin, comment expliquer que les citoyens se cabrent chaque fois qu’il est question de simplifier l’orthographe ?
R.J.: _ Cet attachement du locuteur francophone à sa langue écrite, je ne me l’explique pas. J’ai découvert que c’était une spécialité francophone. Selon moi, les francophones sont beaucoup trop soumis à leur langue. C’est elle, au contraire, qu’ils devraient soumettre à leurs nécessités et pensées !
Les réticences du public à voir évoluer la langue et l’orthographe le font sourire.
R.J.: _ J’entends objecter que la nouvelle orthographe va enlaidir la langue. C’est faux ! En outre, avant d’être esthétique, la langue ne doit-elle pas être fonctionnelle ?
J’imagine que beaucoup se demandent pourquoi revenir en arrière sur toutes ces règles qu’on nous a assénées durant des générations. De plus, il est difficile d’échapper aux idées fausses sur l’orthographe française, car la pression sociale intervient dans le débat : si demain je décidais d’écrire avec une orthographe propre à mon usage personnel, je serais discriminé.
Les recherches de Robin sur la réforme de l’orthographe l’ont amené à s’interroger sur l’organisation de la société.
A.V.: « Y a-t-il une rectification orthographique qui t’a fait plaisir, parce que tu la trouvais particulièrement sensée ? »
R.J.: _ Il y en a plusieurs ! Prenons le mot « ognon ». On a critiqué la suppression du i sous le prétexte que c’était bafouer l’étymologie. Certes, celle-ci explique d’où lui vient son i, mais cette graphie en « oi, ai » a disparu depuis longtemps dans les mots apparentés (devant le « gn »). En outre, ce i n’a plus de raison d’être, puisqu’on ne le prononce pas. En le supprimant, on a donc corrigé un oubli ancien, en même temps qu’un archaïsme orthographique à enseigner aux élèves.
Pour moi, en organisant un apprentissage fondé et critique de la langue, et en la simplifiant, on réduira les inégalités sociales.
De même, on a crié au scandale parce qu’on allait supprimer la graphie « ph » pour transcrire le son [f]. Premièrement, la réforme ne veut pas cela : elle s’est intéressée à un cas isolé, celui du nénufar, parce que ce mot ne provenait pas du grec, mais de l’arabo-persan. Ensuite, je ne vois pas le problème de supprimer le « ph » en s’alignant sur l’italien et l’espagnol, par exemple, deux langues romanes sœurs du français. Dans ces deux langues, filosofe s’écrit avec deux « f ». Ce n’est donc pas bafouer l’étymologie que de rectifier la graphie française !
En outre, ai-je envie de dire : Et alors ? Plein de mots français ont connu une évolution dont personne ne s’est offusqué, et qui a facilité grandement les choses.
Pour moi, pour écrire dans une langue, on devrait pouvoir y aller à l’instinct, sans être obligé de réfléchir à des centaines de règles.
Pour Robin, ce serait une manière de faciliter l’accès à la langue pour tous.
R.J.: _ Dans les médias, la réforme de l’orthographe est présentée comme une simplification, et donc un nivèlement par le bas. Ce n’est pas le cas : le but premier n’est pas de simplifier une matière trop complexe, mais de considérer la langue telle qu’elle se présente, d’identifier ce qui cloche d’un point de vue étymologique, et de clarifier les règles. La réforme a voulu harmoniser la langue, la rendre plus logique, plus rationnelle.
Tous les locuteurs francophones ressentent à un moment donné ce que les linguistes appellent « l’insécurité linguistique ». Souvent à l’écrit, mais aussi à l’oral. Ce phénomène se manifeste par exemple lorsqu’un individu adapte son langage dans certaines situations, réfléchit au poids de ses mots et craint à tout moment de faire des fautes. C’est un frein considérable.
La confusion qui est souvent faite entre connaissance de l’orthographe et intelligence de l’usager du français est un piège. En mai 2015, Jean-Marie Klinkenberg était l’invité de la Maison de la Francité, à l’occasion de la sortie de son livre « La langue dans la cité ».
Dans cet ouvrage, le linguiste aborde la question de la politique linguistique et celle de la justice en même temps. Klinkenberg y précise notamment que ce n’est pas l’anglais qui est puissant, mais que ce sont les États-Unis qui le sont...
Cela nous rappelle combien la langue est le reflet d’une culture, et de ses valeurs. Au lieu de la figer à un état de son évolution, il est bien plus intéressant de chercher à comprendre la culture qui s’exprime en elle, et de se positionner par rapport à elle. C’est précisément la voie que poursuit Robin.
Depuis septembre 2018, Robin est inscrit en première année du baccalauréat en langues et lettres françaises et romanes, à l’Université de Liège.
R.J.: _ On s’y est aperçu que certaines règles culturelles, comme celle de la féminisation des noms et titres, ne faisaient pas l’unanimité chez des personnalités pourtant directement concernées par elles et qui, de surcroit, étudiaient la langue. Ainsi, une femme docteure en lettres préfèrera dans certaines universités s’intituler docteur au masculin que docteure au féminin. Un fossé se crée.
Robin serait prêt à voir l’orthographe française encore bien plus remaniée. Mais en revoyant la méthode, car la réforme de 1990 semble avoir raté sa relation avec le public, qui a tendance à tout mélanger.
R.J.: _ La dernière réforme n’est pas sans défaut. Par exemple, elle a parfois créé de nouvelles exceptions, dont on se serait bien passé. En outre, elle aurait pu aller bien plus loin.
Depuis 1990, d’autres propositions sont d’ailleurs apparues. L’EROFA, Études pour une Rationalisation de l'Orthographe Française d'Aujourd'hui, propose de supprimer les x finaux quand ils ne sont pas entendus à l’oral. On écrirait donc des « cheveus » de la même manière que « pneus ». En effet, le x n’a pas de raison d’être d’un point de vue étymologique.
L’accord du participe passé employé avec avoir fait également débat aujourd’hui. La proposition qui est faite consiste à ne l’accorder plus qu’avec le verbe être. En cela, on la ferait correspondre à l’oral, où peu de personnes font l’accord.
La dernière réforme a eu l’inconvénient d’être trop timide. Dans ses réformes comme dans sa communication vers le public, qui a été peu et mal informé, et qui en est resté à émettre un avis subjectif, esthétique, sur la langue.
Robin se destine à l’enseignement du français dans le secondaire supérieur.
R.J.: _ J’espère inculquer le gout de l’esprit critique aux élèves. Quand on touche à la langue française, l’instinct de protection prend le pas sur l’esprit critique, comme si on touchait à un parent proche. J’aimerais faire réfléchir les élèves sur leur usage quotidien de la langue. Qu’ils prennent conscience que si on évalue leur connaissance de l’orthographe à l’école, ce n’est pas par amour de l’orthographe, mais pour bien maitriser cet outil dans la vie sociale. Moi, si j’en avais le pouvoir, je n’en tiendrais plus compte en évaluant les compétences des élèves !
A.V.: _ À qui voudrais-tu adresser ce message, Robin ?
R.J.: _ Je m’adresse aux jeunes, car c’est la base de la société de demain. Ce sont eux qu’il faut toucher pour essayer de changer les mentalités.
Une bonne information devrait aussi atteindre les personnes qui sont dans la vie active. Si les employeurs entendaient le débat qui nous anime, qui prône l’ouverture, la tolérance face à l’écrit, même non respectueux de l’orthographe, peut-être s’ouvriraient-ils, et sauveraient-ils de la poubelle quelques lettres de motivation comportant des erreurs orthographiques ?
Il est surtout important d’apaiser le conflit des générations dans ce domaine, car ce n’est pas sur cette base qu’on pourra construire une société saine et équilibrée.
(Article rédigé en décembre 2018 par Anne VANDENDORPE )
Anne VANDENDORPE, arrivée en 2014, possède un master en langues et littératures romanes et est spécialisée en étude du théâtre (UCL et ULB). Le service “S.O.S. langage“ lui fut naturellement confié, ainsi que l’organisation des tables de conversation française (au siège et dans les associations partenaires), du stage de prise de parole, du concours de textes et de la revue Francité. Elle est aussi le contact des intervenants et des libraires, dans le cadre des diners littéraires et des conférences organisées par la Maison.